Louis Honoré Frechette. La Forêt.
La forêt
Chênes au front pensif, grands pins mystérieux,
Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux,
Dans votre rêverie éternelle et hautaine,
Songez-vous quelquefois à l’époque lointaine
Où le sauvage écho des déserts canadiens
Ne connaissait encor que la voix des Indiens
Qui, groupés sous l’abri de vos branches compactes,
Mêlaient leurs chants de guerre au bruit des cataractes ?
Sous le ciel étoilé, quand les vents assidus
Balancent dans la nuit vos longs bras éperdus,
Songez-vous à ces temps glorieux où nos pères
Domptaient la barbarie au fond de ses repaires,
Quand, épris d’un seul but, le coeur plein d’un seul voeu,
Ils passaient sous votre ombre, en criant : » Dieu le veut ! »
Défrichaient la forêt, créaient des métropoles,
Et, le soir, réunis sous vos vastes coupoles,
Toujours préoccupés de mille ardents travaux,
Soufflaient dans leurs clairons l’esprit des jours nouveaux ?
Oui, sans doute : témoins vivaces d’un autre âge,
Vous avez survécu tout seuls au grand naufrage
Où les hommes se sont l’un sur l’autre engloutis ;
Et, sans souci du temps qui brise les petits,
Votre ramure, aux coups des siècles échappée,
À tous les vents du ciel chante notre épopée.
Source : http://poesie.webnet.fr/auteurs/frechett.html
Forêt canadienne 2001.
Louis Honoré Fréchette. Le Saguenay.
Le Saguenay
Cela forme deux rangs de massifs promontoires,
Gigantesque crevasse ouverte, aux premiers jours,
Par quelque cataclysme, et qu’on croirait toujours
Prête à se refermer ainsi que des mâchoires.
Au pied de caps à pic dressés comme des tours,
Le Saguenay profond roule ses ondes noires ;
Parages désolés pleins de mornes histoires,
Fleuve mystérieux plein de sombres détours.
Rocs foudroyés, sommets aux pentes infécondes,
Sinistres profondeurs qui défiez les sondes,
Vaste mur de granit qu’on nomme Eternité,
Comme on se sent vraiment chétif, quand on compare
A vos siècles les ans dont notre orgueil se pare,
Et notre petitesse votre immensité !
Source : http://poesie.webnet.fr/auteurs/frechett.html
Rivière canadienne 2001.
Théophile Gautier. La rose-thé.
La rose-thé
La plus délicate des roses
Est, à coup sûr, la rose-thé.
Son bouton aux feuilles mi-closes
De carmin à peine est teinté.
On dirait une rose blanche
Qu’aurait fait rougir de pudeur,
En la lutinant sur la branche,
Un papillon trop plein d’ardeur.
Son tissu rose et diaphane
De la chair a le velouté ;
Auprès, tout incarnat se fane
Ou prend de la vulgarité.
Comme un teint aristocratique
Noircit les fronts bruns de soleil,
De ses soeurs elle rend rustique
Le coloris chaud et vermeil.
Mais, si votre main qui s’en joue,
A quelque bal, pour son parfum,
La rapproche de votre joue,
Son frais éclat devient commun.
Il n’est pas de rose assez tendre
Sur la palette du printemps,
Madame, pour oser prétendre
Lutter contre vos dix-sept ans.
La peau vaut mieux que le pétale,
Et le sang pur d’un noble coeur
Qui sur la jeunesse s’étale,
De tous les roses est vainqueur !
Nérée Beauchemin, Octobre.
Les floraisons matutinales
Octobre glorieux sourit à la nature.
On dirait que l’été ranime les buissons.
Un vent frais, que l’odeur des bois fanés sature,
Sur l’herbe et sur les eaux fait courir ses frissons.
Le nuage a semé les horizons moroses,
De ses flocons d’argent. Sur la marge des prés,
Les derniers fruits d’automne, aux reflets verts et roses,
Reluisent à travers les rameaux diaprés.
Forêt verte qui passe aux tons chauds de l’orange ;
Ruisseaux où tremble un ciel pareil au ciel vernal ;
Monts aux gradins baignés d’une lumière étrange.
Quel tableau ! quel brillant paysage automnal !
À mi-côte, là-bas, la ferme ensoleillée,
Avec son toit pointu festonné de houblons,
Paraît toute rieuse et comme émerveillée
De ses éteules roux et de ses chaumes blonds.
Aux rayons dont sa vue oblique est éblouie,
L’aïeul sur le perron familier vient s’asseoir :
D’un regain de chaleur sa chair est réjouie,
Dans l’hiver du vieillard, il fait moins froid, moins noir.
Calme et doux, soupirant vers un lointain automne,
Il boit la vie avec l’air des champs et des bois,
Et cet étincelant renouveau qui l’étonne
Lui souffle au coeur l’amour des tendres autrefois.
De ses pieds délicats pressant l’escarpolette,
Un jeune enfant s’enivre au bercement rythmé,
Semblable en gentillesse à la fleur violette
Que l’arbuste balance au tiède vent de mai.
Près d’un vieux pont de bois écroulé sur la berge,
Une troupe enfantine au rire pur et clair,
Guette, sur les galets qu’un flot dormant submerge,
La sarcelle stridente et preste qui fend l’air.
Vers les puits dont la mousse a verdi la margelle,
Les lavandières vont avec les moissonneurs ;
Sous ce firmament pâle éclate de plus belle
Le charme printanier des couples ricaneurs.
Et tandis que bruit leur babillage tendre,
On les voit déroulant la chaîne de métal
Des treuils mouillés, descendre et monter et descendre
La seille d’où ruisselle une onde de cristal.
Pour en savoir plus sur Nérée Beauchemin, un lien :
http://www.uqtr.uquebec.ca/~bougaief/Culture/textes/nerebeau.htm
Autres poèmes de Nérée Beauchemin.
Baudelaire. L’invitation au voyage.
L’invitation au voyage
Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Charles BAUDELAIRE
Théodore de Banville . Les Jardins.
LES JARDINS
Parfois, lorsque mon âme échappe aux soins jaloux,
je revois dans un songe épouvantable et doux,
plein d’ ombre et de silence et d’ épaisses ramées,
les jardins où jadis passaient mes bien-aimées.
Mais voici qu’ à présent les rosiers chevelus
sont devenus broussaille et ne fleurissent plus ;
le temps a fracassé le marbre blanc des urnes ;
le rossignol a fui les chênes taciturnes ;
les nymphes de Coustou, les sylvains et les pans
s’ affaissent éperdus sous les lierres rampants ;
la flouve, le vulpin, les herbes désolées
ont envahi partout le sable des allées ;
les larges tapis d’ herbe aux haleines de thym,
où la lune éclairait les habits de satin
et les pierres de flamme aux robes assorties,
foisonnent maintenant de ronces et d’ orties ;
dans les bassins, les flots aux sourires blafards
sont cachés par la mousse et par les nénufars ;
l’ étang, où tout un monde effroyable pullule,
ne voit plus sur ses joncs frémir de libellule ;
le chaume est tout couvert d’ iris ; les églantiers
pendent, et de leurs bras couvrent des murs entiers ;
l’ ombre triste, le houx luisant, les eaux dormantes
ont pris les oasis où riaient mes amantes ;
la noire frondaison me dérobe les cieux
qu’ elles aimaient, et dans ces lieux délicieux,
naguère tout remplis d’ enchantements par elles,
meurt le gémissement affreux des tourterelles.
Nice, mai 1860 :
Banville, Théodore de. Les exilés .
Arthur Rimbaud. Sensation.
Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue:
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:
Mais l’amour infini me monte dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.
Mars 1870.
Arthur Rimbaud
Arthur Rimbaud. Ma bohême.
Ma Bohème
(Fantaisie)
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot aussi devenait idéal;
J’allais sous le ciel, Muse! et j’étais ton féal;
Oh! là là! que d’amours splendides j’ai rêvées!
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!
Arthur Rimbaud. Œuvres