Pierre Loti et Rochefort. 1
Rochefort est la ville natale de Pierre Loti et le Roman d’un enfant est en grande partie consacrée à la région de Rochefort, le Château de La Roche Courbon, l’Ile d’oleron où sa mère était née, La Limoise lieu qu’il a beaucoup fréquenté.
J’ai choisi un extrait où Loti découvre pour la première fois la mer.
Extrait du Roman d’un enfant
« Je voudrais essayer de dire maintenant l’ impression
que la mer m’ a causée, lors de notre première
entrevue, -qui fut un bref et lugubre tête-à-tête.
Par exception, celle-ci est une impression
crépusculaire ; on y voyait à peine, et cependant
l’ image apparue fut si intense qu’ elle se grava
d’ un seul coup pour jamais. Et j’ éprouve encore un
frisson rétrospectif, dès que je concentre mon
esprit sur ce souvenir.
J’ étais arrivé le soir, avec mes parents, dans un
village de la côte saintongeaise, dans une maison
de pêcheurs louée pour la saison des bains. Je
savais que nous étions venus là pour une chose qui
s’ appelait la mer, mais je ne l’ avais pas encore vue
(une ligne de dunes me la cachait, à cause de ma
très petite taille) et j’ étais dans une extrême
impatience de la connaître. Après le dîner donc, à
la tombée de la nuit, je m’ échappai seul dehors.
L’ air vif, âpre, sentait je ne sais quoi d’ inconnu,
et un bruit singulier, à la fois faible et immense,
se faisait derrière les petites montagnes de sable
auxquelles un sentier conduisait.
Tout m’ effrayait, ce bout de sentier inconnu, ce
crépuscule tombant d’ un ciel couvert, et aussi la
solitude de ce coin de village… cependant, armé
d’ une de ces grandes résolutions subites, comme les
bébés les plus timides en prennent quelquefois, je
partis d’ un pas ferme…
puis, tout à coup, je m’ arrêtai glacé, frissonnant
de peur. Devant moi, quelque chose apparaissait,
quelque chose de sombre et de bruissant qui avait
surgi de tous les côtés en même temps et qui
semblait ne pas finir ; une étendue en mouvement qui
me donnait le vertige mortel… évidemment c’ était
ça ; pas une minute d’ hésitation, ni même
d’ étonnement que ce fût ainsi, non, rien que de
l’ épouvante ; je reconnaissais et je tremblais.
C’ était d’ un vert obscur presque noir ; ça
semblait instable, perfide, engloutissant ; ça
remuait et ça se démenait partout à la fois, avec
un air de méchanceté
inistre. Au-dessus, s’ étendait un ciel tout
d’ une pièce, d’ un gris foncé, comme un manteau
lourd.
Très loin, très loin seulement, à d’ inappréciables
profondeurs d’ horizon, on apercevait une déchirure,
un jour entre le ciel et les eaux, une longue fente
vide, d’ une claire pâleur jaune…
pour la reconnaître ainsi, la mer, l’ avais-je
déjà vue ?
Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l’ âge de
cinq ou six mois, on m’ avait emmené dans l’ île,
chez une grand’ tante, soeur de ma grand’ mère. Ou
bien avait-elle été si souvent regardée par mes
ancêtres marins, que j’ étais né ayant déjà dans la
tête un reflet confus de son immensité.
Nous restâmes un moment l’ un devant l’ autre,
moi fasciné par elle. Dès cette première entrevue
sans doute, j’ avais l’ insaisissable pressentiment
qu’ elle finirait un jour par me prendre, malgré
toutes mes hésitations, malgré toutes les volontés
qui essayeraient de me retenir… ce que j’ éprouvais
en sa présence était non seulement de la frayeur,
mais surtout une tristesse sans nom, une impression
de solitude désolée, d’ abandon, d’ exil… et je
repartis en courant, la figure très bouleversée, je
pense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec
une hâte extrême d’ arriver auprès de ma mère, de
l’ embrasser, de me serrer contre elle ; de me faire
consoler de mille angoisses anticipées,
inexpressibles, qui m’ avaient étreint le coeur à la
vue de ces grandes étendues vertes et profondes. »
Pierre Loti (1850-1923). Le roman d’un enfant.
Source BNF/GALLICA
D’autres textes de Pierre Loti accompagneront les articles sur Rochefort .