Le départ. E. Verhaeren.
Le départ
avec leur chat, avec leur chien,
avec, pour vivre, quel moyen ?
S’ en vont, le soir, par la grand’ route,
les gens d’ ici, buveurs de pluie,
lécheurs de vent, fumeurs de brume.
Les gens d’ ici n’ ont rien de rien,
rien devers eux
que l’ infini, ce soir, de la grand’ route.
Chacun porte au bout d’ une gaule,
en un mouchoir à carreaux bleus,
chacun porte dans un mouchoir,
changeant de main, changeant d’ épaule,
chacun porte
le linge usé de son espoir.
Les gens s’ en vont, les gens d’ ici,
par la grand’ route à l’ infini.
L’ auberge est là, près du bois nu,
l’ auberge est là de l’ inconnu ;
sur ses dalles, les rats trimballent
et les souris.
L’ auberge, au coin des bois moisis,
grelotte, avec ses murs mangés,
avec son toit comme une teigne,
avec le bras de son enseigne
qui tend au vent un os rongé.
Les gens d’ ici sont gens de peur :
ils font des croix sur leur malheur
et tremblent ;
les gens d’ ici ont dans leur âme
deux tisons noirs, mais point de flamme,
deux tisons noirs en croix.
Par l’ infini du soir, sur la grand’ route,
voici venir les ricochets des cloches
là-bas, au carrefour des bois.
C’ est les madones des chapelles
qui, pareilles à des oiseaux au loin perdus,
rappellent.
Les gens d’ ici sont gens de peur,
car leurs vierges n’ ont plus de cierges
et leur encens n’ a plus d’ odeur :
seules, en des niches désertes,
quelques roses tombent inertes
sur une image en plâtre peint.
Les gens d’ ici ont peur de l’ ombre sur leurs champs,
de la lune sur leurs étangs,
d’ un oiseau mort contre une porte ;
les gens d’ ici ont peur des gens.
Les gens d’ ici sont malhabiles,
la tête lente et les vouloirs débiles
quoique tannés d’ entêtement,
ils sont ladres, ils sont minimes
et s’ ils comptent c’ est par centimes,
péniblement, leur dénuement.
Leur récolte, depuis des chapelets d’ années,
s’ égrena morne en leurs granges minées ;
leurs socs taillèrent les cailloux,
férocement, des terrains roux ;
leurs dents s’ acharnèrent contre la terre
à la mordre, jusqu’ au coeur même.
Avec leur chat, avec leur chien,
avec l’ oiseau dans une cage,
avec, pour vivre, un seul moyen
boire son mal, taire sa rage ;
les pieds usés, le coeur moisi,
les gens d’ ici,
quittant leur gîte et leur pays,
s’ en vont, ce soir, par les routes, à l’ infini.
Les mères traînent à leurs jupes
leur trousseau long d’ enfants bêlants,
brinqueballés, brinqueballants ;
les yeux clignant des vieux s’ occupent
à refixer, une dernière fois,
leur coin de terre morte et grise,
où mord la lèpre comme la bise
où mord la rogne comme les froids.
Suivent les gars des bordes,
les bras usés comme des cordes,
sans plus d’ orgueil, sans même plus
un seul élan vers les temps révolus
et le bonheur des autrefois,
sans plus la force en leurs dix doigts
de se serrer en poings contre le sort
et la colère de la mort.
Les gens des champs, les gens d’ ici
ont du malheur à l’ infini.
Leurs brouettes et leurs charrettes
brinqueballent aussi,
cassant, depuis le jour levé,
les os pointus du vieux pavé :
quelques-unes, plus grêles que squelettes,
entrechoquent des amulettes
à leurs brancards,
d’ autres grincent, les ais criards,
comme les seaux dans les citernes
d’ autres portent de vieillottes lanternes,
d’ autres apparaissent, comme les proues
de vieux bateaux cassés, -et leurs deux roues,
où l’ on sculpta jadis le zodiaque,
semblent rouler le monde entier dans leur baraque.
Les chevaux las ballent au pas
le vieux lattis de leur carcasse ;
le conducteur s’ agite et se tracasse,
comme un moulin qui serait fou,
lançant parfois vers n’ importe où,
dans les espaces,
une pierre lasse
aux corbeaux noirs du sort qui passe.
Les gens d’ ici
ont du malheur-et sont soumis.
Et les troupeaux rêches et maigres,
par les chemins rapés et par les sablons aigres,
également sont les chassés,
aux coups de fouet inépuisés
des famines qui exterminent :
moutons dont la fatigue à tout caillou ricoche,
boeufs qui meuglent vers la mort proche,
vaches hydropiques et lourdes
aux pis vides comme des gourdes
et les ânes, avec la mort crucifiée
sur leurs côtes scarifiées.
Ainsi s’ en vont bêtes et gens d’ ici,
par le chemin de ronde,
qui fait dans la détresse et dans la nuit,
immensément, le tour du monde,
venant, dites, de quels lointains,
par à travers les vieux destins,
passant les bourgs et les bruyères,
avec, pour seul repos, l’ herbe des cimetières,
allant, roulant, faisant des noeuds
de chemins noirs et tortueux,
hiver, automne, été, printemps,
toujours lassés, toujours partant
de l’ infini pour l’ infini.
Tandis qu’ au loin, là-bas,
sous les cieux lourds fuligineux et gras,
avec son front comme un Thabor,
avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines
hallucinant et attirant les gens des plaines,
c’ est la ville que le jour plombe et que la nuit éclaire
la ville en plâtre, en stuc, en bois, en marbre, en
or,
-tentaculaire.
Émile Verhaeren. Les campagnes hallucinées